Agé de 26 ans, Arnaud Adami met en lumière ces nouveaux prolétaires, arpentant les rues parisiennes à vélo ou découpant de la viande, à travers des peintures à l’huile urbaines et poétiques. Ses natures mortes ont remplacé le raisin par un sac en papier Deliveroo, des sushis, un casque, du bœuf… Ses scènes de genre, elles, représentent des livreurs dans l’attente… Et ses portraits, sacrent des ouvriers dans l’ombre. Le jeune peintre, en quatrième année des Beaux Arts à Paris, nous éclaire sur ses toiles, inspirées de l’immense référence qu’est l’histoire de l’art.
Entretien avec Arnaud Adami par Adèle Bari
D’où t’est venue l’idée de peindre des prolétaires contemporains ?
Au début, lorsque j’ai commencé mes études aux Beaux-Arts à Bourges, je travaillais chaque été à l’usine, et je peignais les ouvriers pour m’exercer au portrait. Un jour, l’un d’entre eux – d’une cinquantaine d’années – était très souriant devant mon appareil photo, alors que moi, je voulais un visage neutre. Et, je me suis rendu compte que c’était la première fois de sa vie qu’on le lui proposait, surtout dans son cadre de travail. Ça m’a d’ailleurs permis de lier ces deux mondes : l’usine et mes études d’art.
J’ai ensuite décidé de me rendre dans d’autres entreprises, notamment une de cacahuètes et de sirops, où j’ai été assez déçu de voir les ouvriers remplacés par des robots. Et, c’est donc en arrivant à Paris que j’ai découvert de nouveaux prolétaires : les livreurs à vélo. Moi, qui viens de la campagne, j’ai vu tout un tas de couleurs passer devant moi – du bleu, du vert, du jaune – et je me suis dit qu’il fallait que je les peigne et les mette en valeur, en appliquant les codes de l’histoire de l’art.
Quels sont ces codes ?
Je me base le plus souvent à partir de peintures classiques, que je m’approprie, avant de m’en inspirer dans mes sujets contemporains. J’ai, par exemple, représenté la chute, omniprésente dans l’histoire de l’art. D’abord, par Breughel, avec la chute d’Icare – cet homme qui a volé trop près du soleil, avant de voir ses ailes brûler, et de tomber entièrement dans la mer. On pourrait imaginer que ce livreur a souhaité voler trop haut avant de se faire percuter par une voiture. Puisqu’il s’agit, finalement, d’un métier temporaire, dans l’espoir de trouver un autre emploi.
Comme références pour cette même série, je me suis également focalisée sur le torero mort, allongé sur le sol, d’Edouard Manet, et L’Entrée de Giverny sous la neige, de Claude Monet (1885), qui m’a notamment guidé pour le titre (Clichy sous la neige).
Concernant ce portrait-ci (Bilal, 2020), il reprend les codes de la peinture chrétienne, notamment du Greco, qui a exploré la mise en valeur de Jésus et d’autres figures religieuses. Dans l’une de ses toiles, il peint le Christ dans le ciel, couronné d’épines. Mon personnage, lui, regarde aussi vers le haut, avec cette lumière divine qui lui tombe sur le visage.
Il y a donc un peu d’imaginaire dans tes peintures…
Mes toiles sont toutes réalisées à partir de montages photos. Ce ne sont donc que des fictions : je créais mon image et je peins. Les personnes représentées n’exercent d’ailleurs pas toutes le métier de livreur. Ça arrive, mais ce sont aussi, très souvent, mon entourage. Après, je contrôle ma peinture jusqu’au moindre placement des doigts.
Tes personnages portent des baskets Nike, Adidas, et des vêtements imprimés du logo de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Que représente le costume à tes yeux ?
Le déguisement permet d’attribuer un statut social à la personne. C’est d’ailleurs pour cette raison que je ne représente pas seulement des vrais livreurs. Nous, en tant que spectateur, allons forcément deviner sa catégorie sociale par sa veste Deliveroo. Alors qu’aujourd’hui, dans la mode, plein de jeunes des milieux défavorisés portent des sacoches Gucci. Et d’autres, des beaux quartiers, sortent avec des vestes Citroen. Finalement, ça reste que du costume.
Arnaud Adami – Courtesy Galerie Valérie Delaunay
Avec la neige, tu sembles jouer avec l’abstraction, en contraste avec ces personnages très réalistes. Je me trompe ?
Dans chaque peinture, la neige est différente. Celle de la première est assez contrôlée, la deuxième, un peu moins, et la dernière, plus du tout. Le geste devient beaucoup plus ample, surtout sur de grands formats. En réalité, je suis en train d’apprendre et me cherche encore un peu. J’ai par exemple commencé en contrôlant mes peintures dans le détail, et finalement, je me rends compte que les deux se mélangent bien. Ça crée différentes lectures de l’image.
Tu as repris la pyramide des cinq genres picturaux. À quoi ressemblent tes natures mortes ?
À un sac Deliveroo qui, lui aussi, est tombé dans la neige. Le personnage existe, mais est hors champ. Il y a également ce casque, à la limite de la chute et de la mise scène. Puis, ces sushis, qui remplacent le raisin de Chardin.
En passant de l’autre côté de la galerie, nous voici dans le thème de la boucherie. Pourquoi la viande ?
La viande a été de nombreuses fois représentée dans l’histoire de l’art. Je pense notamment à Rembrandt, ou plus récemment, à Francis Bacon. Je tenais donc, encore une fois, à lier mon sujet – qui est celui des ouvriers, du travail manuel – avec celui de l’histoire de l’art. En fait, j’ai compris la raison pour laquelle les peintres ont travaillé cet aliment. Tout est intéressant : le geste, l’épaisseur, le volume, et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai ajouté des pâtés sur les bords de la toile. Lorsque j’ai vu ce tas de couleurs sur ma palette, j’avais l’impression de voir de la chair. Cette prolongation de la peinture hors cadre s’assemble complètement avec la composition de l’image.
Peux-tu nous décrire cette peinture en particulier ?
C’est une scène plutôt violente, et en même temps, perturbante par le visage très doux du boucher. Il découpe très sereinement sa viande, comme un fleuriste en pleine confection d’un bouquet. Lorsque j’étais à Rungis pour photographier cet homme, il a découpé un boeuf à une vitesse folle, qu’il avait accroché dans un espace vide. Ensuite, lors du montage, j’ai créé toute une scène derrière, pour le concentrer au milieu de sa barbaque.
Finalement, la tendresse de ce boucher, ces visages endormis et ces livreurs dans l’attente… La poésie ne s’est-elle pas invitée au milieu de tes personnages ?
À mes yeux, le fait d’apporter de la douceur est toujours agréable, surtout dans ces thèmes d’accident, de chute ou de découpage de viande. Ça contraste avec le temps d’attente des commandes de ces livreurs, l’insensibilité du boucher à découper la chair de ce bœuf, ou encore ces hommes allongés sur le sol, entre la vie et la mort.
Vous avez jusqu’au 11 septembre pour ne pas manquer cette exposition poignante, située à la Galerie Valérie Delaunay – 42, rue de Montmorency 75003 Paris