“Dans l’ombre de l’autre” – Interview avec François Bard

Dans l’obscurité, des corps, souvent sans têtes, ressortent dans la lueur. François Bard, né en 1959, peint hors champ – à travers des plans serrés – des chaussures, des jambes, des mains… Ses personnages se cachent dans l’ombre, de dos, par une capuche ou entre leurs doigts. Tel Andy Warhol et ses icônes, le peintre sacralise ses portraits, à travers des attitudes banales, qui révèlent en réalité une grande émotion humaine. Ses tableaux, réalisés sur les deux dernières années, inaugurent le nouvel espace de la Galerie Olivier Waltman, dans le Marais, jusqu’au 16 octobre…

Entretien avec François Bard par Adèle Bari

« Dans l’ombre de l’autre ». Que voulez-vous dire ?

C’est en quelque sorte la position du peintre dans son atelier. Lorsqu’une personne pose pour mes peintures, je crée de la lumière devant moi, et tente de faire exister un sujet sur une toile. Je suis donc forcément dans l’ombre, par rapport à ce que j’essaie de faire apparaître, ou de faire vivre sous mes pinceaux.

Dans son œuvre intitulée Les Ménines (1656), Diego Velasquez pose devant nous, derrière un énorme tableau. On aperçoit son visage dans l’obscurité, et la famille de Philippe IV, dans la clarté. Le peintre est totalement dans l’ombre de son sujet.

Ce qui m’intéresse ce sont donc les notions de lumière : il n’y a pas de jour sans nuit, ni de vie sans mort… La lumière a donc besoin de l’ombre pour exister. Si je peins de la neige, je suis obligé de commencer par ajouter des arbres noirs, pour prouver qu’elle est blanche.

 

À quoi ressemblent vos portraits ?

Je réalise souvent des portraits sans tête, c’est-à-dire que le corps parle plus que le visage. Ou, à l’inverse, ce sont des portraits sans corps. Mais, je trouve que ce dernier est aussi chargé de la présence de l’individu, puisqu’il en dit beaucoup sur une personne. Là, en l’occurrence, dans l’exposition, j’ai surtout privilégié des corps sans têtes.

 

Ces corps ne sont d’ailleurs jamais nus, mais enveloppés d’un costume…

Le vêtement me permet de revendiquer des couleurs, ou des enjeux à l’intérieur du tableau qui m’intéressent. Par exemple, si la personne est habillée tout en noir sur un fond noir, ce sont des tons assez proches, qui constituent un challenge. Et ça me permet aussi d’apporter d’autres teintes. Certains de mes personnages sont aussi porteurs d’une forme de légende par leur costume : comme cet homme en combinaison rouge, un peu marginal.

François Bard – Le seul jour, Huile sur papier, 75 x 53 cm, 2021

Et vos paysages ?

J’essaie d’éliminer le paysage et d’isoler le sujet, en définissant un horizon entre le ciel et la terre. Je peins donc principalement sur des fonds, notamment noirs, qui apportent une sorte de métaphysique, de profondeur et d’infini.

 

Des rectangles colorés se sont ajoutés à vos dernières peintures. L’abstraction n’interagit-elle pas avec la figuration ?

Dans les années 1990, j’ai effectué un retour à l’abstraction, qui a duré dix ans. Je réalisais des bandes colorées et des formes assez organiques, que j’essaie de ramener dans ma peinture figurative. J’ajoute ensuite une couleur emblématique, comme un orange ou un jaune, un peu comme Malevitch et sa croix.

Ces rectangles sont donc des éléments qui décalent la composition, comme si le sujet était le côté principal du tableau. J’aime aussi les constructivistes russes – mon avant dernier livre s’intitule d’ailleurs Propagande du réel – et la peinture a toujours été une forme de propagande dans l’histoire, avec la représentation des rois, des batailles, de la religion… Ces carrés coordonnent donc assez bien avec les portraits du constructivisme russe.

 

Vous semblez également mettre en lumière ce qui n’est pas visible, en cadrant différemment une image. Quel regard portez-vous sur l’invisible ?

J’ai commencé par peindre des gros plans sur un visage ou un corps. Et finalement, ce qui m’intéressait toujours, c’était ce qui n’était pas peint. Ce qui était à droite ou à gauche du tableau, là où il y avait la rupture, la fracture. Ce qu’on ne voyait pas…

Par exemple, j’aime beaucoup peindre les chaussures. Ceci est une paire de chaussures est d’ailleurs un petit clin d’œil à Magritte. Lui précisait «Ceci n’est pas une pipe», et moi, j’ai fait l’inverse, et effectivement, c’est bien une paire de chaussures.

François Bard – Ceci est une paire de chaussure, Huile sur toile, 161 x 130 cm, 2021

Vous ne peignez que des chaussures d’homme ?

C’est vrai, si nous parlons de chaussures, ce ne sont que des chaussures d’homme. Mais, c’est une question qui m’est souvent posée : je peins autant d’hommes que de femmes. Par exemple, dans l’un de mes tableaux exposé à Art Paris, il s’agissait d’une femme qui regardait le ciel.

 

Sur vos toiles, un tas d’éclaboussures apparaissent. Plusieurs impressions nous viennent : la pluie semble avoir noyé vos images, ou peut-être que son vieillissement a rattrapé sa verdeur ?

J’ai une technique assez violente avec des gros pinceaux : la peinture dégouline et bave sur toute la toile. Ce qui me tient à cœur est justement d’assumer toutes les étapes qui construisent le tableau, même les tâches, les gouttes, les saletés. Ça apporte une énergie.

Dans mon travail, il y a également toujours une affirmation et une idée d’affirmation : j’affirme, et en même temps, lorsque c’est affirmé – il y a un côté un peu névrotique – où ça l’est justement trop, donc je vais mettre un coup de torchon. Ce qui donne effectivement cette impression de vieillissement de l’image.

Mais, il s’agit finalement d’un équilibre entre le parfait, légèrement ennuyant, et l’imparfait, qui peut être laid.

 

Il y a aussi ces inscriptions et ces lettres qui survolent vos personnages…

Ce sont des rituels un peu magiques, des phrases sans aucune ambition, qui me passent par la tête, sur lesquelles je repeins. Parfois, certaines restent et demeurent. D’autres, disparaissent par la couche de couleur ajoutée. Et ça devient des sortes de tatouages qui perturbent le regard.

François Bard – Une autre raison, Huile sur papier, 75 x 53 cm, 2021

Vous peignez essentiellement des hommes et des femmes, mais un autre personnage est, lui aussi, souvent représenté : le chien. Pourquoi cet animal et pas un autre ?

Lorsque j’étais dans l’abstrait, je suis revenu à la figuration grâce à l’un de mes chiens. Je peignais donc des bandes avec des tâches, et je suis tombé sur un jack russel tacheté sur le dos – ce qui était finalement assez proche de mon travail. C’est ainsi que je me suis mis à peindre ces animaux.

Puis, dans l’histoire de l’art, il y a eu beaucoup de représentations de chiens, notamment dans les tableaux de chasse, avec le peintre Jean-Baptiste Oudry. Diego Velasquez avait, lui aussi, représenté les chiens du roi Philippe IV. C’était une tradition, une sorte de fierté entre l’animal et son maître.

Puis, il faut reconnaître que j’aime beaucoup les chiens, ça me touche…

 

Qu’est-ce qui vous touche ?

Sa fidélité, sa bienveillance… Mes chiens travaillent souvent avec moi dans l’atelier. Comme certaines fleurs, j’aime les chiens plutôt musclés, comme les jack russels ou les molosses. Alors que la musculature des chats, elle, est bien trop vaporeuse. Pour les fleurs, j’aime les magnolias, les tulipes, les pivoines, toujours avec des lignes structurées.

 

Comment évoluent vos toiles une fois achevées ?

J’aime rendre le spectateur, non pas actif, mais imaginatif. Par exemple, avec un personnage sans tête, il va pouvoir plus facilement s’approprier le tableau, puisqu’il peut imaginer le visage qu’il souhaite. Mais aussi, terminer inconsciemment la partie non peinte de l’image.

C’est d’ailleurs ce qui est le plus important pour moi : que le spectateur puisse continuer mentalement le décor, le regard ou la tête du personnage.

 

Pour finir, si vous ne deviez nous présenter qu’une seule œuvre de l’exposition, laquelle serait-ce ?

L’ami, le chien méchant – qui fait un peu peur – accompagné de son maître pour lequel nous sommes tous un peu désespérés. C’est un chien qui vivait près de chez moi, avec ce côté très féroce. Mais, en réalité, il était extrêmement gentil et doux. Ce que j’aime également, c’est la représentation de sa muselière, qui le rend triste et pathétique. Il y a donc une sorte de nostalgie et de solitude humaine qui se dégagent de cette peinture. C’est aussi lié à la solitude de l’atelier, où l’on passe des journées entières à peindre seul.

 

N’est-ce pas finalement un autoportrait de vous et votre chien à l’atelier ?

Tout à fait, il y a sûrement une partie de moi-même…

François Bard – L’ami, Huile sur toile, 195 x 150 cm, 2021

Vous avez jusqu’au 16 octobre pour ne pas manquer cette exposition poignante, située dans le nouvel espace de la Galerie Olivier Waltman16, rue du Perche 75003 Paris

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