Rémanence, nom féminin. “Persistance d’un état après la disparition de sa cause.”
Photographe de métier, Lisa Sartorio décide d’arrêter la photographie pour travailler les photos d’archives. “Il y a déjà trop de photos qui nous viennent tous les jours, tout le temps, n’importe où et constamment”, le rappelle-t-elle souvent. Nous sommes une génération surexposée à la violence picturale, et à son système de surproduction et surconsommation. La photographie, en tant qu’art, s’en trouve mal menée par ceux qui l’exploitent et la maltraitent. L’exposition “En rémanence” est la poursuite du travail précédemment initié à “la surface et dans la peau de l’image.”
Texte de Zena Serhal
Lisa Sartorio présente à la galerie Binôme trois corpus inédits.
Les mutantes questionne le sens de la défiguration, préoccupation importante aux yeux de l’artiste. À la manière des archives photographiques des gueules cassées de 1914-1918, elle en reprend l’idée en “réparant” ces visages de femmes défigurés par l’acide. Insoutenable à voir, le spectateur est alors tenté de détourner le regard, ne serait-ce que pour quelques secondes.
Le but de l’artiste ici est de trouver une forme esthétique, de médiation pour l’œil, afin de sublimer ces images pour qu’elles soient à nouveau “regardable”. Ainsi, le spectateur est à nouveau capable de regarder ces femmes droit dans les yeux, au contraire du portrait initial, beaucoup trop violente.
Les portraits sont tissés à l’aide de bandelettes d’images qui opèrent à la manière d’une chirurgie réparatrice à la surface de ces visages martyrisés. Intervenant sur la partie mutilée du visage, elle vient enchevêtrer deux tirages, l’un de peau, l’un de fleurs, symbole typiquement féminin, qui s’emmêlent et viennent cacher la plaie, à la manière d’un pansement qui aiderait la cicatrisation. Par ses gestes d’une extrême précision et sa technique artistique, Lisa Sartorio répare les visages et “réveille la conscience du regard”, comme le présente Valérie Cazin, galeriste de Binôme.
Lisa Sartorio, Gysophila Panicula, série Les Mutantes, 2021 – tirages jet d’encre pigmentaire sur papier Awagami Murakumo Kozo, découpes et tissage – encadrement plexiglas sur socle en bois, caisse américaine chromée miroir pièce unique – 73 x 57 cm
Série Angle Mort – Road of bones. Ces œuvres, à la jonction entre sculpture et photographie, reviennent sur quelques-uns des grands massacres collectifs de l’Histoire. L’une d’entre elles met en scène la Sibérie contemporaine, où, des décennies suivant les travaux forcés, la nature a repris ses droits. Il s’agit ici de “retranscrire la lourdeur des paysages traversés par la mémoire”.
Pour cela, Lisa Sartorio roule les photographies imprimées sur du papier très fin autour de branches de bouleau. Petit à petit, il s’est commencé à former des ossements, chose qui n’était pas prévue au départ. Ainsi, l’arbre a fait corps avec son passé. Présentées dans des boîtes transparentes, elles prennent l’aura de reliquaires, rassemblées dans un petit mémorial, un espace de recueillement.
À partir de photographies d’archives de conflits en Afrique et Moyen-Orient transférés sur du papier japonais très effritable, Lisa Sartorio vient travailler le papier de ses mains, le peler, le déchirer… Afin de faire, une seconde fois, “exploser” ces scènes de guerre figée par le déclencheur de l’appareil photo. Ainsi, elles revivent et se réparent par son geste artistique de déconstruction ; « une expérimentation pour que notre œil “ne glisse pas” « . Pour nous donner l’impression que cela se passe sous nos yeux. Une image fixe qui continue de se mouvoir. Comme un éternel recommencement de l’Histoire.
Lisa Sartorio, sans titre 5 (R 504 Road of Bones), série Angle Mort, 2021 – tirages jet d’encre pigmentaire sur papier Awagami Murakumo Kozo, déchirures et moulage sur branches de bouleaux – encadrement plexiglas – pièce unique – 50 x 40 x 10 cm
Légendes. Pour ce projet, pour le moins étonnant, Lisa Sartorio part d’une observation : dans cette époque de la dématérialisation de l’image, que va-t-on transmettre aux générations futures avec cet excès d’images qui sature notre regard et réduit notre imagination ? Lui vient alors cette idée paradoxale : gommer les images d’illustration d’une collection de livres sur la Seconde Guerre mondiale. Objectif : obliger le lecteur à lire les légendes très exhaustives afin qu’il puisse lui-même reconstruire ces photos à partir des descriptions. Leur représentation lui sera propre et donc plus durable dans la mémoire. Pour reprendre cette idée du reliquaire, Lisa Sartorio encapsule les pelures d’images gommées dans de petites ampoules, comme pour recueillir les cendres d’un défunt. C’est alors le seul souvenir physique qu’il nous reste.
Lisa Sartorio, La bataille d’Angleterre, série Légendes, 2021 – d’après l’archive des volumes de la collection La deuxième Guerre Mondiale, éditions Time-Life, 1980 – gommage et résidus, coffret-chevalet à tiroir entoilé et dorure à chaud cuivrée – pièce unique – 31 x 29 x 8 cm & ampoules – 17,5 x 1,7 cm
“En rémanence”, du 14 octobre au 28 novembre 2021, à la Galerie Binôme, 19 rue Charlemagne, Paris 4e.